Dans l’ouvrage qu’il vient de publier aux Editions L’Harmattan, Bernard Desclaux annonce d’emblée la couleur : il s’agit bel et bien de mettre en examen les procédures d’orientation au collège et au lycée.
Sans acrimonie mais non sans une certaine ironie parfois, l’ancien conseiller d’orientation et ex directeur de CIO (Centre d’Information et d’Orientation) navigue habilement entre rappels historiques, commentaires personnels, extraits de son blog et citations d’autres spécialistes du monde de l’Education.
« Orientation scolaire : les procédures mises en examen » n’est pas un pamphlet.
Il n’en dépeint pas moins avec force détails et références les paradoxes, les contradictions, les avancées timides et les reniements qui ont jalonné l’histoire décousue de l’orientation scolaire française depuis la fin du XIXe siècle.
Cette réflexion pose la question de la place des procédures d’orientation dans la dynamique d’une société démocratique. Elle interroge l’équilibre des pouvoirs entre ceux (l’élève et la famille) qui expriment leurs aspirations à travers des voeux d’orientation et ceux qui répondent à ces voeux par des décisions. Quand il s’agit de questions d’orientation, l’enjeu est toujours de trouver une place dans la société. Quelle place les procédures d’orientation permettent-elles d’occuper dans la société française qui dit promettre l’égalité des chances ?
Bernard Desclaux • Orientation scolaire : les procédures mises en examen
Procédures d’orientation au collège et au lycée : orienter ? S’orienter ? Éduquer à l’orientation ? Sélectionner et affecter ?
Le grand avantage du livre de Bernard Desclaux, c’est qu’il laisse peu de place aux doutes quant aux convictions de l’auteur.
…je préconise la rupture complète et l’abandon des procédures d’orientation scolaire.
Bernard Desclaux
Le point de vue est limpide : Bernard Desclaux n’est pas un inconditionnel des procédures d’orientation.
De ces procédures qui tendent à organiser, à gérer, à contrôler le flux des élèves au sein du système scolaire, afin de pourvoir aux besoins de l’économie. Il perçoit dans ces procédures la nécessité de traiter un objectif double :
De par la loi, (le collège) doit terminer l’acquisition par tous du socle commun, il doit donc unifier. Mais de par sa fonction au sein du système scolaire, c’est lui qui fait le tri des élèves et décide de leur parcours ultérieur par la fonction d’orientation qui lui est attribuée. Ainsi, le maintien des procédures d’orientation à la fin du collège place les enseignants dans un paradoxe : faire acquérir le socle à tous les élèves, tout en étant capable de les différencier suffisamment selon leur réussite pour justifier leur orientation.
Bernard Desclaux
Autrement dit, « le collège trie, le lycée différencie » ajoute-t-il ailleurs.
Avec le lien d’autorité exercé par l’adulte à l’endroit de l’adolescent aux moments de l’orientation, ce paradoxe de mise à niveau pour tous combinée à l’affectation de chacun tiennent lieu de fil rouge du livre.
Bernard Desclaux a bien voulu répondre aux questions de Tonavenir.
Procédures d’orientation scolaire : entretien avec Bernard Desclaux
Vous le répétez à plusieurs reprises dans votre ouvrage : en France, les procédures d’orientation au collège relèvent davantage d’un processus de tri sélectif et d’affectation qui n’est guère compatible avec la réussite pour tous dans lequel s’inscrit l’acquisition du fameux socle commun.
Ces procédures vont par ailleurs à l’encontre du rôle même de l’Education qui doit conduire à l’autonomie décisionnelle des individus. Alors faut-il en finir avec les procédures d’orientation ? Malgré quelques tentatives peu concluantes d’éducation à l’orientation (PDMF, PIIODMEP…), cette solution vous apparait-elle souhaitable ?
En effet, pour moi c’est une condition essentielle pour une évolution de notre système scolaire. Cette idée s’est imposée à moi lorsque le socle commun fut institué.
Le socle assignant la mission au collège de faire réussir et obtenir ce socle à tous les élèves du collège, il me semblait tout à fait contradictoire de maintenir les procédures d’orientation au collège, celles-ci l’obligeant à opérer une distinction entre ses élèves.
Les législateurs n’ont pas tirés les conséquences de leur décision concernant le socle.
Certains comprennent cette suppression des procédures comme le fait de donner « le pouvoir » aux familles contre les enseignants. Il est clair que notre conception générale de « l’éducation nationale » est conçue comme un pouvoir d’Etat sur les individus, les enseignants étant les représentants de l’Etat.
L’expression « hussard de la république » renvoie à cette idée fondamentale. Et j’explique dans ce livre que l’évolution des procédures peut être interprétée comme une déconstruction de ce pouvoir professoral. La suppression des procédures pourrait alors être interprétée comme la fin de ce processus évolutif.
Mais là n’est vraiment pas l’essentiel à mon avis. Car s’il y a pouvoir sur les familles, il y a surtout un pouvoir de distinction, de séparation.
Au cœur du fonctionnement de notre système il y a à la fois l’imposition de l’éducation à tous, mais en même temps la distinction, la séparation, la protection de certains.
A l’origine notre système sépare l’école du peuple et celle des notables.
Et lorsque la « fusion » des deux a été décrétée, celle des notables n’a cessé de défendre son entrée.
Ce fut le concours d’entrée en sixième (que certains ne cessent d’évoquer régulièrement), les procédures d’orientation dans le secondaire, la sélection vers le supérieur.
Ne pas oublier le débat des années 60 De Gaule-Pompidou : comment protéger l’Université de l’allongement de fait de la scolarité ? La réponse à l’époque fut non pas d’introduire la sélection à l’entrée à l’Université, mais de marquer la bifurcation en fin de troisième de lycée entre la poursuite vers les études générales et l’orientation vers la formation professionnelle.
De fait, il y eu une double protection puisque l’orientation fin de cinquième vers la formation professionnelle a perduré jusqu’en… 1996. Et pendant très longtemps, la seconde a fonctionné illégalement en tant que deuxième filtre, en faisant comme si l’orientation en BEP était une voie d’orientation possible et surtout légale après celle-ci.
Concernant l’éducation à l’orientation, il y a toujours une ambiguïté quant à l’objectif : acquisition de compétence à exercer dans le futur pour gérer son orientation, ou résolution des problèmes présents d’orientation ?
Dans un contexte d’existences de procédures d’orientation, évaluation et jugement des élèves par les enseignants des élèves, il est impossible que les deux objectifs coexistent.
Mais dans un contexte sans procédures, mais avec des choix à exercer par les élèves, alors ces deux objectifs peuvent coexister ce qui commence à être le cas aujourd’hui au lycée général et technologique, ainsi qu’au lycée professionnel.
Vous seriez favorable à confier l’acquisition du socle au collège et l’orientation au lycée. Bien qu’elles ne disent rien de « l’éducation à l’orientation », les réformes engagées par Jean-Michel Blanquer vous paraissent-elles aller dans ce sens ? Et à supposer qu’elles y aillent, sont-elles envisageables sur le plan pratique (qui fait quoi quand avec quels moyens) ?
Pour reformuler votre question, je parlerais du principe d’unification pour le collège et de différenciation pour l’espace du lycée.
J’avais beaucoup insisté sur cela lors de mon intervention devant le CESE*. L’école sert à faire du commun, ce qui est nécessaire de partager par les membres d’une même société.
Mais toute société est différenciée, organisée, hiérarchisée, et une des fonctions de l’école est donc aussi de faire les opérations de différenciation, organisation, hiérarchisation, etc.
Et je pense qu’il faut séparer ces deux grandes fonctions dans le système et les assigner à des moments différents. Actuellement, dans l’état organisationnel de notre système, il me semble que le bloc école-collège constitue le temps de l’unification, alors que celui des lycées représente le premier moment de la différenciation.
Mais un deuxième niveau de différenciation s’impose également de plus en plus, celui du supérieur.
C’est pourquoi je parle souvent du lycée unique, car je pense que d’une certaine manière le temps de l’unification va sans doute s’allonger.
Je pense que nous sommes au début d’un long processus au niveau des lycées équivalent à celui qui a produit le collège.
Concernant la politique actuelle, celle menée par le ministère Blanquer, on ne peut pas dire que le thème de l’éducation à l’orientation y soit central.
Par contre il me semble que celui de l’aide à l’orientation continue à être largement diffusé dans l’ensemble des personnels de l’éducation nationale, en tout cas c’est ce que le ministère voudrait. C’est de plus en plus le rôle de l’établissement et de ses personnels, aux PsyEn (ex-conseillers d’orientation-psychologues) de s’occuper des « difficultés » en général.
Sauf que sur le terrain, la majorité des enseignants ne semble pas enthousiaste, en sachant de plus que rien n’est prévu pour organiser la coopération nécessaire en ce domaine.
Ce qui finalement laisse le champ libre aux actions de la région légitimée par la dernière loi. Mais pas sûr non plus que celles-ci soit prêtes à se lancer pleinement dans ce type d’action.
La structuration du lycée général et technologique a fait sauter le rôle des enseignants dans le contrôle de la différenciation.
Parcoursup généralise à la fois la libéralisation du processus d’orientation et en même temps le pouvoir de sélection à la totalité des organismes du supérieur. Le tabou de la sélection en Université a sauté.
Mais tout ça ne veut pas dire que les enseignants, pour dire vite, soient prêts à s’investir dans l’accompagnement réclamé par le ministère.
Mais celui-ci le réclame-t-il réellement ?
* Les chantiers de l’orientation – Voir également dans mon livre, p. 29.
Depuis la fin du XIXe siècle, l’histoire française des procédures d’orientation est marquée par un rapport d’ascendant de l’adulte sur l’élève : corps enseignant et/ou chef d’établissement et/ou plus tardivement parents ont eu peu ou prou selon les époques (et ont encore) un ascendant avéré sur le devenir scolaire des élèves.
Depuis 2009, les conseillers du réseau Tonavenir veillent quant à eux à n’exercer aucune influence sur les choix d’orientation des jeunes qu’ils accompagnent. Leur rôle se borne à informer utilement le jeune quant aux professions qui pourraient lui convenir et aux formations correspondantes qui y mènent. Il s’agit donc de rendre ces choix possibles et lisibles au regard de leurs envies, de leurs talents, de leurs contraintes, de leurs résultats scolaires… et sans jamais porter de jugement.
Selon vous et dans la mesure où ce « service aux personnes » diffèrent des « organismes d’orientation (qui) mettent en oeuvre ou sont adossés à des politiques d’orientation des personnes » (page 145), semblable approche peut-elle avoir de beaux jours devant elle ?
Il est vrai que notre conception de l’orientation, en France est liée au rôle de l’Etat sur les personnes.
L’Etat élabore des politiques nationales d’orientation mais en même temps il considère qu’il ne peut les « imposer » directement aux personnes. L’Etat étant une république protégeant la liberté individuelle il délègue, il sous-traite sans imposer.
Par exemple aucune directive n’est donnée aux chefs d’établissement, mais le nombre de places disponibles sont définies, des taux attendus sont publiés, indiqués, des lettres de missions sont signées faisant figurer des objectifs à atteindre, etc.
L’Etat s’appuie également sur des valeurs « partagées », des représentations sociales, des structures sociales. Le rapport majeur-mineur, le rapport parental, la distinction manuel-intellectuel, le mérite scolaire, etc. permettent de produire des jugements, des conseils, des décisions acceptables.
On peut aussi remarquer l’accélération de la réduction du rôle des ex-conseillers d’orientation (aujourd’hui PsyEN) dans l’aide à l’orientation alors que la préoccupation de l’orientation se développe.
Le rôle des adultes dans le processus d’orientation s’amenuise également avec l’évolution des procédures. Si on ajoute une incertitude de plus en plus grande quant à l’avenir, tout ceci fait que l’angoisse concernant l’orientation s’accroit tant chez les jeunes que chez leurs parents.
Même si nos gouvernants se réclament des principes de l’Europe, on ne peut pas dire qu’ils tirent des conclusions pratiques de la définition européenne de l’orientation comme aide aux personnes.
Tout ceci fait que des organismes extérieurs à l’Education nationale, des associations, des bénévoles, des offres marchandes se développent de plus en plus pour répondre à ces besoins.
Il faut ajouter que sur le plan de l’accompagnement du continuum lycée-enseignement supérieur, le rôle attribué aux PsyEn est à la marge.
Pour l’essentiel le ministère désigne les enseignants et compte sur eux pour aider les lycéens sans dégager de réels moyens ni formation des personnels pour ce faire.
Et de l’autre côté de la frontière, les quelques moyens attribués aux SCUIO des universités sont retirés çà et là. Quelques universités viennent de recevoir l’information du retrait des PsyEn qu’on leur attribuait jusque-là.
C’est encore là un signe du désengagement de l’Etat dans les questions d’orientation.
En fin d’ouvrage, vous formulez l’hypothèse selon laquelle les « difficultés rencontrées lors de l’orientation post-bac (proviendrait) du fonctionnement de nos procédures d’orientation du secondaire ». Pourriez-vous l’expliciter ?
Ce point va peut-être s’amoindrir, peut-être. Avec des procédures d’orientation jusqu’en seconde basées sur le pouvoir des adultes (chef d’établissement, enseignants, et les parents bien sûr) les engagements des élèves dans la réflexion concernant leur orientation sont peu importants. Et le fait que l’objet de la décision d’orientation porte sur l’année suivante, n’engage pas une réflexion à long terme.
Les désirs des lycéens sont ainsi temporisés par la raison des adultes. Ils savent que de toute façon ils n’auront pas à décider réellement pour eux-mêmes.
Les lycéens arrivant en terminale dans ces conditions me semblaient peu préparés psychologiquement à exercer leur responsabilité, pourtant nécessaire dans le post-secondaire.
La réforme de l’orientation fin de seconde décidée par le ministère Blanquer ainsi que la réforme de l’organisation du lycée impliquent à mon avis de plus en plus les choix des élèves eux-mêmes, et peuvent les préparer au post-bac.
Mais il faut rajouter ce que je dis plus haut : le manque d’accompagnement réellement organisé.
En titre de votre ouvrage, vous formulez la question : « Quel débat dans une société démocratique ? ». Comment y répondriez-vous succinctement ?
C’est une question provocante en fait, car mon constat serait plutôt qu’il n’y a aucun débat démocratique réel en France sur ce sujet.
C’est ce que je pointe à plusieurs endroits dans mon livre.
Les décisions sont prises en haut lieu (le débat De Gaulle-Pompidou). Ensuite les évolutions sont gérées par l’administration du ministère, les rapports critiques sur l’orientation qui se succèdent portent la critique essentiellement sur les personnels d’orientation, jamais sur les procédures.
Lors du Grand débat organisé par Claude Thélot (2003-2004), pas une critique sur les procédures d’orientation. Au moment du lancement de la Refondation par Vincent Peillon, l’idée de la suppression des procédures d’orientation que je formule ne déclenche aucune discussion. Même les associations de parents d’élève qui réclament de temps en temps la responsabilité totale ne déclenchent aucun débat.
Depuis dix ans avec mon blog sur Educpros, j’essaye de pointer les difficultés et de les faire apparaître dans le débat public. J’espère que ce livre permettra de mieux faire comprendre la nécessité de ce débat. Et merci de m’avoir permis de m’exprimer ici.
L’épidémie actuelle a profondément (et peut-être durablement) modifié la façon d’étudier durant la période du confinement et révélé sinon amplifié les disparités d’accès au savoir. Les inégalités flagrantes de cette « école pour tous » apparaissent au grand jour.
Compte-tenu des décisions récentes, qu’en sera-t-il de l’orientation des collégiens et des lycéens ? Comment voyez-vous l’avenir des procédures d’orientation dans ce nouveau contexte ?
Ce « moment » exceptionnel a sans doute exacerbé des inégalités soi-disant invisibles avant. L’Ecole fonctionnant, elles devaient être combattues par elle puisque son but est de faire réussir tous les élèves. L’Ecole ne fonctionnant plus, il ne restait que ces différences.
De nouveaux modes pédagogiques ont été essayés (par ceux qui le pouvaient) par les enseignants, les élèves et les parents. Pour ceux-là de nouveaux rapports ont été éprouvés.
Beaucoup d’élèves ont décrochés, mais aussi beaucoup d’enseignants, des deux côtés pour de multiples motifs.
En septembre la reprise sera sans doute difficile autant pour les uns que pour les autres. Ma petite-fille élève en première à La Réunion a travaillé avec… 3 enseignants. Silence de la part des autres.
En fait ce moment a aussi révélé le peu d’organisation collective des établissements scolaires en France. Chacun s’est débrouillé lui-même avec ses moyens, ses motivations, ses problèmes, sans l’appui du collectif organisationnel.
L’école à la maison aura finalement produit deux logiques opposées : le bachotage, pour les familles familières de l’école, le décrochage, pour les familles qui sont éloignées de ses codes.
Jean-Paul Payet • Café Pédagogique (avril 2020)
Quel pourrait être l’effet sur les procédures ? Sans doute que la confiance sera entamée pour certains, et au contraire, pour d’autres la reconnaissance mutuelle en sortira renforcée, certains enseignants reconnaissant le rôle essentiel des parents, et ceux-ci découvrant la valeur du travail de ceux-ci. Mais ceci restera ponctuel.
Les procédures ne peuvent changer réellement qu’à la condition d’un réel changement dans la structuration de notre système et surtout de ses objectifs.
Il est probable, malheureusement, que cet épisode ne se reproduise avec ce virus ou un autre. Aussi la forme scolaire (regroupement physique d’élèves dans une classe avec un enseignant de manière régulière et répétitive) sera modifiée très profondément.
Les sources de formation déjà très nombreuses vont se multiplier, l’école publique sera une parmi d’autres sans doute. Il ne sera alors plus question de procédures d’orientation.
Les procédures gèrent la circulation dans UN système et CE système quasi monopolistique aura disparu.
À LIRE : Orientation scolaire, la grande oubliée de la réforme du collège