De nombreuses études l’ont montré : il n’est guère aisé de s’orienter vers une formation puis un métier « d’homme » lorsqu’on est une femme. Mais que sait-on de ces formations et professions féminines que certains hommes choisissent ?
Dans un ouvrage publié l’année dernière à la Documentation Française, Alice Olivier a mené son enquête sur les formations dites féminines qu’emprunte une modeste part de la gente masculine.
Dans Se distinguer des femmes – Sociologie des hommes en formations féminines de l’enseignement supérieur – la maîtresse de conférences en sociologie à l’Université de Lille a souhaité analyser « la présence d’hommes dans des domaines usuellement associés aux femmes, non pour la traiter comme une anomalie mais pour l’examiner comme un fait social à part. »
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Les formations et métiers masculins s’ouvrent aux femmes. Pas l’inverse…
Les stéréotypes de genre ont la vie dure. Ingénieur, maçon, plombier, chirurgien… sont des métiers majoritairement occupés par les hommes, quand les femmes optent pour ceux du social, de la santé, des lettres…
Alors qu’il existe à peu près autant d’hommes que de femmes dans la population active, les métiers mixtes demeurent très minoritaires. Autrement dit, la plupart des métiers sont sexués.
Si la parité n’est pas, loin s’en faut, la règle, les politiques publiques ont facilité l’accès des femmes aux formations et aux métiers que les hommes avaient pré-emptés. Si bien que les choses changent, très progressivement.
En revanche, les formations et les métiers féminins le restent. La proportion d’hommes choisissant ces voies restent faibles, voire en diminution.
Alice Olivier s’est intéressée aux formations de sage-femme et d’assistante sociale. Elle a bien voulu répondre à nos questions.
ENTRETIEN AVEC ALICE OLIVIER
Alice Olivier est maîtresse de conférences en sociologie à l’Université de Lille, au sein du laboratoire Clersé et de l’INSPÉ de l’Académie de Lille – Hauts-de-France. Elle est aussi chercheuse associée au laboratoire CRIS de Sciences Po.
Ses recherches s’intéressent aux questions d’éducation, de socialisation et de genre, dans l’enseignement secondaire et dans l’enseignement supérieur.
Quels étaient les objectifs de l’enquête que vous avez menée ? Quelles sont les principales conclusions que vous avez pu en tirer ?
Dans cette recherche, j’ai étudié la présence d’hommes dans des filières de l’enseignement supérieur dites « féminines ». Autrement dit, je me suis intéressée aux quelques étudiants inscrits dans des formations très féminisées, qui sont historiquement et socialement associées aux femmes. J’avais plusieurs grandes questions :
Comment expliquer leur orientation atypique vers ces filières par rapport aux tendances de genre habituelles ? Quelles sont leurs expériences une fois en formation, et qu’est-ce que cela nous apprend sur les normes de genre à l’œuvre ?
Pour répondre à ces questions, j’ai mené une enquête sociologique dans deux filières de l’enseignement supérieur français dites « féminines » : les études de sage-femme, et les études d’assistant·e de service social. J’y ai conduit de nombreux entretiens avec des étudiants, des étudiantes et des professionnel·les ; j’ai fait des observations pendant des cours, des pauses, des sorties étudiantes, des stages, des réunions d’enseignant·es, des journées portes ouvertes ou encore des comités de sélection ; j’ai exploité des données statistiques produites au niveau national sur ces deux filières ; enfin, je me suis appuyée sur un ensemble d’archives, de brochures, de photos, de vidéos ou encore de sites internet.
Plusieurs grands résultats sont sortis de mon enquête. Concernant l’orientation des étudiants, le constat principal que j’ai fait, c’est que les contextes dans lesquels ils s’orientent sont essentiels pour expliquer leur choix. Alors que les recherches sur les femmes investies dans des domaines dits « masculins » montrent qu’elles ont souvent connu une éducation à l’écart des normes de genre habituelles qui explique en partie leur choix d’études ou professionnel, ce n’est pas la même chose pour les hommes que j’ai rencontrés. Souvent, ils ont été éduqués de façon plutôt conforme par rapport aux normes de genre dominantes. D’ailleurs, ils n’envisagent en général pas précocement de s’orienter vers des études de sage-femme ou d’assistant de service social. En revanche, dans certains contextes, ils font face à des contraintes ou à des opportunités qui les poussent à envisager ces filières :
Rencontre d’un·e professionnel·le, test d’orientation passé en ligne, échec dans un autre projet d’étude, souhait de réorientation, situation de chômage, etc.
L’exemple le plus frappant, c’est celui des étudiants sages-femmes qui sont nombreux à choisir cette filière parce qu’elle est accessible via un concours en partie mutualisé avec celui pour rentrer dans d’autres études, notamment les études de médecine.
Sur les expériences une fois en formation, ce qui est ressorti le plus clairement de l’enquête, c’est le résultat que j’ai souhaité mettre en avant dans le titre de mon livre : dans les filières dites « féminines », les hommes se distinguent des femmes. Ils s’en distinguent bien sûr numériquement : ils sont très peu nombreux, et de ce fait ils sont très visibles. Mais ils se distinguent aussi parce qu’ils se présentent volontiers – et sont souvent présentés – comme différents des femmes. Enfin, c’est dans une logique de hiérarchisation qu’ils se distinguent. S’ils montrent de la motivation pour leurs études, ils bénéficient le plus souvent de privilèges : ils sont appréciés dans les promotions, trouvent facilement des stages ou un emploi, s’investissent dans les rôles de porte-paroles du groupe ou encore bénéficient de projections professionnelles valorisantes. En fait, ils sont numériquement minoritaires, mais ils restent socialement dominants. Cela n’est pas lié à un favoritisme intentionnel vis-à-vis des hommes, mais cela montre la force du genre comme système social : dans ces formations « féminines » comme plus largement dans la société, les femmes et les hommes occupent des places distinctes et hiérarchisées.
Puéricultrice, secrétaire, orthophoniste, infirmière… un nombre important de professions sont exercées majoritairement par des femmes. Pour quelles raisons avoir choisi les formations de sage-femme et d’assistante sociale ?
Le choix d’enquêter sur les sages-femmes est venu assez rapidement. C’est une filière à laquelle on pense vite quand on cherche un domaine dit « féminin », notamment parce que la profession n’a été ouverte aux hommes qu’en 1982. Aujourd’hui encore, il s’agit de l’un des métiers les plus féminisés. En 2021, il y avait 97 % de femmes en formation.
L’assistance de service social offrait un autre cas d’études intéressant : elle est elle aussi très fortement féminisée (93 % de femmes en formation en 2021) ; elle a historiquement été pensée comme un métier « pour les femmes », et elle renvoie à des compétences et des caractéristiques techniques socialement associées aux femmes et au « féminin ».
Ce qui était intéressant aussi, c’est que ce sont deux formations qui ont des points communs (par exemple, elles attribuent toutes les deux une place centrale au travail relationnel auprès des patientes ou des usager·es), mais aussi des différences importantes (durée des études, profil des étudiant·es accueilli·es, etc.), ce qui augurait de comparaisons riches. Bien sûr, j’aurais pu choisir d’autres filières de l’enseignement supérieur pour élargir l’enquête.
Dans votre introduction vous écrivez : « Comment des hommes optent-ils pour une formation associée aux femmes, alors même que ce choix représente pour eux un potentiel déclassement en termes de genre ? ». L’hypothèse d’un « potentiel déclassement » lié à ces choix n’est-elle pas symptomatique d’une approche genrée ? Dirait-on la même chose des choix de formation « masculins » faits par des femmes ?
L’idée n’est bien sûr pas de suggérer que je considère ces trajectoires comme peu souhaitables. En revanche, c’est de tenir compte des fonctionnements du genre comme système social. Ce système crée deux catégories bien distinctes (les hommes / les femmes, le masculin / le féminin) et hiérarchisées, au profit des hommes et du masculin. Dans ce contexte, choisir une filière d’études associée aux femmes en tant qu’homme peut être perçu comme un « déclassement en termes de genre », car ce sont des domaines généralement moins valorisés que ceux qui sont masculinisés. Cela dit, comme on l’a vu, ces trajectoires ne font pas perdre tous leurs privilèges de genre aux hommes, au contraire ! En formation dite « féminine », ils continuent de bénéficier de positions confortables liées à ce système social. La situation n’est pas la même pour les femmes qui investissent des domaines dits « masculins » : sur le papier, cela peut correspondre pour elles à des « ascensions en termes de genre », mais les recherches sur ces trajectoires ont montré les grandes difficultés auxquelles elles font généralement face (mises à l’épreuve, difficultés à trouver un travail ou à s’intégrer au groupe de pairs…). Autrement dit, elles ne vivent pas la même chose que les hommes de domaines « féminins », et ces différences correspondent bien à l’asymétrie de leurs positions dans le système social de genre.
Plusieurs travaux de recherche* ont démontré que les hommes exerçant des métiers majoritairement dévolus aux femmes bénéficient de ce que Christine L. Williams a appelé « l’Escalator de verre ». C’est-à-dire d’avantages professionnels (reconnaissance, évolution de carrière, salaire…) dont leurs collègues féminines sont privées. Revers du phénomène : ils pâtissent aussi d’une stigmatisation, d’une perte de leur masculinité qui expliquerait leur sous-représentativité dans ces professions. Que vous inspirent ces constats ?
* parmi lesquels ceux de Marie Buscatto et Bernard Fusulier (Transgresser le genre au travail : des hommes dans des domaines professionnels féminins).
Effectivement, j’ai pu retrouver sur mes terrains de nombreux privilèges pour les hommes investis dans des formations dites « féminines ». On trouve dans ces filières les racines des inégalités de genre généralement observées sur le marché du travail. Les étudiants connaissent parfois quelques situations moins confortables, notamment le fait de se voir refuser un suivi par une patiente ou une usagère qui ne souhaite pas être accompagnée par un homme. Cela dit, ces situations restent marginales et sont de moins en moins fréquentes au fur et à mesure de leur avancée dans la formation et de leur montée en compétence. Si tant est qu’ils sont motivés et intéressés par le fait d’apprendre ce métier, les hommes tirent de nombreux bénéfices de leur présence en formation dite « féminine ». Ils en ont d’ailleurs souvent conscience : l’un d’entre eux m’a par exemple raconté plaisanter avec ses camarades étudiantes en parlant d’un « syndrome du chromosome Y », pour désigner les privilèges dont il bénéficie en tant qu’étudiant homme sage-femme.
Votre enquête a-t-elle révélé des similitudes en termes de profils socio-économiques ou d’aspirations chez ces hommes qui optent pour des formations dites « féminines » ?
Mon enquête a mis en évidence une diversité de profils parmi les hommes qui s’orientent vers des filières dites « féminines », à la fois sur le plan socio-économique et sur celui de l’éducation qu’ils ont reçue en termes de genre. Plus précisément, j’ai repéré quatre grands profils, qui correspondent à des logiques de choix d’études et des aspirations différentes. Pour certains, devenir sage-femme ou assistant social correspond à une ascension sociale, ce qui leur permet d’envisager ces études même si parfois leur socialisation en termes de genre ne les pousse pas à penser à une filière très féminisée. Pour d’autres, ces études peuvent représenter un petit déclassement social, mais dans un contexte où ils doivent se réorienter, elles peuvent les intéresser en raison de la proximité de la pratique professionnelle avec leurs aspirations initiales. D’autres encore sont peu intéressés par ces filières, qui correspondent pour eux à un fort déclassement social et dont la forte féminisation les met mal à l’aise. En général, ils envisagent alors de se réorienter rapidement. Cette diversité de profils a des effets une fois en formation : tous les étudiants ne vivent pas les mêmes expériences dans la filière, notamment en fonction de leur motivation plus ou moins grande pour ces études.
Que conseilleriez-vous à un jeune homme au collège ou au lycée qu’une formation post-bac dite « féminine » intéresserait ?
Je lui conseillerais la même chose qu’à une jeune femme intéressée par ces filières : se renseigner sur le contenu de l’exercice professionnel, sur les différents lieux ou types de pratique possible, ou encore sur le déroulement des études. Ce faisant, il pourra construire une motivation étoffée et vivre une expérience la plus enrichissante possible. Je l’inciterais aussi à ne pas souscrire à l’idée selon laquelle les femmes seraient meilleures pour tel type de pratique professionnelle, et les hommes pour tel autre. Aucune qualification professionnelle n’est innée, et tout le monde doit travailler pour acquérir les compétences nécessaires à l’exercice d’un métier.